Philippe Parreno — interview par Eric Troncy,

Frog 11, Summer 2012..

de moi mais une exposition dont on m‘a demandé de faire la scénographie. Elle est consacrée à un moment spécifique dans l’histoire de l’art et s’intitule Dancing with the Bride, avec John Cage, Marcel Duchamp, Merce Cunningham, Robert Rauschenberg, Jasper Johns. Beaucoup d’événements ont été partagés par ces artistes, il s’agit en somme de jouer cette intimité, cette collaboration, cet échange de motifs… Des choses que je prenais, moi, quand j’étais aux Beaux-Arts, comme des évidences mais qui ont été en vérité très spécifiques et un peu oubliées.  Moi, j’ai grandi avec l’idée que l’art c’était ça, quelque chose de conversationnel. J’essaie de mettre le spectateur au cœur d’un ballet, d’une valse entre ces artistes. C’est très intéressant pour moi de mettre en place cette scénographie. A part Jasper Johns que j’ai rencontré, les autres sont tous morts. Je voudrais travailler avec des danseurs, faire des costumes… des choses auxquelles je n’ai jamais touché avant.

Il y a en vérité une ironie dans cette histoire : c’est que ces pièces, c’était quasiment du presque rien, et maintenant… Je crois que la valeur d’assurance de l’exposition, c’est 900 millions de dollars.Voilà. Je travaille donc simultanément sur cette exposition, et sur son contraire en quelque sorte : une exposition de moi !


— Tu vas donc être amené à exposer Le Grand verre et Etant Donné


Oui ! Et c’est très beau parce que lorsque Duchamp est arrivé, il a fait percer un trou dans le mur du musée pour qu’on voie une fontaine qui est derrière, de telle sorte que La mariée est au premier plan et que derrière il y a cette sorte d’éjaculation… Les salles Duchamp, ce sont deux salles qui ne paient pas de mine mais qui sont très belles, très sensuelles.


— Est-ce difficile pour toi de travailler simultanément sur deux projets aussi différents ?


Non au contraire ! Avec mes propres trucs je m’écœure très vite, je passe à autre chose. Ca me permet de lire d’autres choses, de rencontrer d’autres gens… Rencontrer Jasper Johns ça a été très agréable, aller à la fondation Rauschenberg, voir des archives…


— A la Fondation Beyeler, ton exposition a lieu en même temps que celle de Jeff Koons…


Oui. On m’avait proposé une exposition un peu plus tard où j’aurais eu plus d’espace puisque j’aurais pris la place de Koons, ou bien de prendre, en même temps que l’exposition de Koons, les espaces où ont eu lieu l’exposition de Felix Gonzalez-Torres il y a quelques années, c’est-à-dire un parcours dans les collections. J’ai préféré cette dernière solution, de travailler dans une collection. Au début je n’avais pas vraiment de projet, je savais juste que je voulais montrer des choses nouvelles, un peu comme dans les années quatre vingt, les expositions qui s’appelaient « New Works »…  J’ai voulu poser la question des objets avant de poser celle de l’exposition, et du coup je me suis retrouvé à produire deux films.

Le premier s’intitule Continuously Habitable Zones (CHZ) qui est un terme qu’on donne à des planètes ou des systèmes d’exo-planètes dans lesquels on peut observer des possibilités de vie. Ce film est très proche, dans sa dialectique, de The Boy from Mars, le film que j’ai réalisé en 2003 où déjà une image produisait un objet, comme un excès. Bataille définit cela comme l’hétérologie : ce que la pensée produit et que la pensée ne peut pas voir.

L’excès, la pollution, le surplus, etc. Je suis parti avec l’idée de produire un jardin – si tu te souviens bien je t’avais déjà vu à cette époque quand nous cherchions un terrain avec Bas Smet, qui est paysagiste – un jardin qui excèderait le film et survivrait à sa production. Nous avons finalement construit ce jardin au Portugal, à une demie heure de Porto, sur un terrain qui appartient à un collectionneur, juste derrière sa maison, une belle surface, la taille d’un terrain de football.  J’ai fait avec ce collectionneur un contrat de vingt ans – et je suis très heureux de ne pas avoir à prendre en charge une sorte « d’éternité ». Vingt ans c’est bien, c’est un excès mais qui va s’épuiser. Nous avons planté le jardin en juin, et tourné en septembre et octobre : maintenant le jardin survit.

C’est un paysage qui, lorsqu’on le regarde, n’a pas beaucoup de sens mais qui, lorsqu’on le traverse, révèle le sentiment d’une structure qui l’anime : un jardin noir construit sur cinq perspectives qui structurent les cinq scènes du film. La première partie du jardin est une forêt d’eucalyptus qu’on a entièrement brulée, bétonnée, goudronnée, comme une planète noire ; puis il y a cette topiaire inversée dans laquelle on a planté des ronces noires ; on a ensuite une rivière minérale, une rivière sans eau faite avec du cristal ; il y a après cela un désert d’ardoise et enfin, au pied de grands arbres nous avons creusé pour planter dans les racines qui sont désormais à l’air libre, des orchidées.

Les photographies aériennes que nous avons fait réaliser il y a une semaine montrent une certaine forme de désastre : la terre est griffée, déchirée, les choses repoussent, on voit que quelque chose s’est passé là mais que la nature reprend. Il sera intéressant dans une quinzaine d’années de voir ce que le film a produit, ce monstre végétal devenu autonome. C’est très proche du mythe de Frankenstein…


— Et le second film ?


Le premier, comme tu l’as compris, est le portrait de cette bête végétale qui survit. Le second, dont je suis en train de terminer la production, est un portrait de Marilyn Monroe. Plus exactement, il s’agit du portrait de son fantôme. J’ai fait recréer en studio un décor qui reproduit cet hôtel qu’elle a occupé dans les années cinquante, le Waldorf Astoria à New York, et nous y avons fait venir des spirites pour capturer les fantômes qui sont en moi, les fantômes de l’équipe. C’est un film qui est très proche des premières formes de cinéma, les « fantasmagories », où un pasteur sur scène posait des questions à un auditoire tandis que des projections et de la fumée donnaient l’impression qu’un fantôme bougeait. Autant le premier film, c’est le Golem, autant celui-ci, c’est le fantôme !

Pour convoquer ce fantôme, le décor est un premier artifice, le second est un robot que j’ai fait fabriquer et qui reproduit l’écriture de Marilyn Monroe, et le troisième artifice c’est la voix de Marilyn que j’ai fait reconstituer.


— L’œil, la voix et l’écriture : c’est tout le programme de la biométrie !


Exactement ! Le robot est réellement étrange, car il écrit vraiment comme elle, avec plus ou moins d’intention. Il a été réalisé en Allemagne, où une équipe de l’université a conçu le software permettant de comprendre l’écriture de Marilyn, puis la partie robotique a été faite en Suisse. Cette machine reproduit donc désormais l’écriture de Marilyn mais elle pourrait reproduire la mienne. D’ailleurs je pense qu’ensuite ce robot va travailler pour moi, littéralement à ma place…

J’ai pensé ces films avant de penser l’exposition.

Je me suis ensuite demandé comment montrer ces deux films, qui sont du « cinéma d’exposition » et pas du tout du cinéma. Il faut que l’exposition amène quelque chose en plus que le cinéma ne peut pas produire. Chaque film dure environ 20 mn, c’est une durée qui me paraît bien. C’est comme une équation géométrique, un ratio par rapport à un espace aussi : Marilyn est un film en scope, donc un format très long, dans une salle très large,…

22 mn c’est une durée qui habite bien l’espace. CHZ est un peu plus court, et la bande son est essentiellement basée sur les infrabasses. C’est quelque chose qui bouge le corps et même l’espace. On a travaillé avec des sismographes, des microcontacts. Toutes ces infrabasses ce sont des sons qui ont été pris sur le terrain, dans la terre. Par exemple, le battement qu’on entend à un moment donné, on appelle ça « la houle profonde de la terre », de la marée terrestre. Tous les sons de haute fréquence sont capturés par microcontact avec les troncs des arbres, c’est en vérité le bruit des feuilles entendu par le tronc. Tous les sons ont été pris dans la terre, en évitant l’air. On a travaillé avec l’idée que rien n’a été ajouté qui n’était déjà dans le jardin.

Les enregistrements ont duré une semaine, entre 1 et 10 Hz, donc des fréquences que l’oreille humaine ne peut entendre, et on a transféré ces mouvements sonores dans le spectre audible. Ce qu’on entend, c’est en vérité littéralement ce que l’on voit. Il fallait donner ses chances à la bête pour qu’elle survive, qu’il ne s’agisse pas simplement d’un décor. ça, c’était le travail de Bas Smet, le paysagiste. C’est très Huysmans, cette idée de fabriquer une réalité qui corresponde à celle que l’on a en tête. Pour l’exposition, j’ai choisi les salles en bas de la Fondation Beyeler. Je vais installer CHZ dans la salle la plus reculée du musée et après, toute la question est de savoir comment cette image et cette bête végétale vont pouvoir irradier tout doucement le musée. J’ai travaillé cette idée d’infrabasses parce que les infrabasses traversent l’espace : elles vont donc faire bouger l’architecture.

Au départ, je me suis même dit que seulement ça, ça suffirait. Il y a l’invitation à exposer, il y a Jeff Koons à côté et tout bouge…  Cet excès, dont je te parlais plus tôt, m’intéresse de plus en plus ; un excès quasiment viral, de l’ordre de la maladie. Il y a un an et demi que j’ai un cancer et je découvre la subjectivité de manière assez anale… Bon, donc les infrabasses vont faire bouger les murs du musée, elles traversent le corps, on les sent autant qu’on les entend. A l’étage, il y a une grande baie vitrée qui fait face à un pound, une surface d’eau dans le jardin, que j’aimerais bien faire trembler, le film étant en dessous. Que l’eau entre en vibration. De telle sorte que le jardin, lui aussi, va être « pollué » par le film.

Je veux vraiment partir de l’objet, il faut que l’exposition soit au service de l’objet, pas le contraire. Et en l’occurrence ici l’objet ce sont des films. En haut il y a toutes ces salles très prestigieuses, la salle avec Picasso, celle avec Monet – pas très bien d’ailleurs, ces nymphéas là – et finalement je prends une salle ici aussi, où je vais montrer tous les dessins préparatoires des deux films. C’est un excès ici encore. Je crois que c’est un musée qui appelle ça car je n’ai jamais encore montré de dessins de ma vie !


— Comment s’organise la production de ces films qui semblent remarquablement couteux et sophistiqués ?


J’ai créé une maison de production pour faire mes films comme je veux. CHZ est encore produit par un opérateur extérieur mais Marilyn c’est moi qui l’ai produit. Pour chaque film, il a fallu réunir environ 500 000 euros. Ils sont pré-vendus, ça s’est d’ailleurs plutôt bien passé et j’ai compris que j’avais été aidé par mon coming out. J’ai en effet fait mon coming out en tant qu’artiste : je n’ai, jusqu’à récemment encore, pas fait beaucoup d’objets d’art en mon nom propre, j’ai essentiellement beaucoup collaboré. Mais j’ai arrêté et depuis trois ans je fais des expositions seul, et les gens veulent par conséquent avoir des objets, ces objets que je ne leur avais jamais vraiment proposés pendant vingt ans. Il faut dire que j’étais plus intéressé par le collectif… et maintenant c’est le contraire ! Je suis donc plus « repérable » et comme je ne suis pas un « jeune artiste »…  CHZ par exemple a été « pré-vendu » à la Fondation LVMH à Paris, la collection Daimler en Allemagne, et la Fondation Beyeler en Suisse. L’œuvre est en trois exemplaires.


— Le collectionneur portugais n’a pas d’exemplaire du film ?


Non, il n’a que « l’excès » : le jardin. Et encore, pas vraiment puisque ce terrain m’appartient pendant vingt ans.


[ Philippe me montre des bouts d’essais de Marilyn, des séquences à la palette graphique dont il affirme qu’elles sont des recherches. Je pense machinalement que chacune pourrait être un clip, peut-être mieux qu’un clip. Ce qui est naturel dans la mesure où nous avons, Philippe et moi, assisté avec euphorie à la naissance de MTV et constaté très tôt les dégâts esthétiques que cela ne manquerait pas de produire.]


Je compte faire graver un DVD qui sera donné à tous les visiteurs de l’exposition lorsqu’ils en sortiront, de manière à étendre l’exposition dans le temps et dans l’espace. Ces films seront lisibles durant un an et puis ensuite un codec empêchera leur lecture. C’est important pour moi que dans le contexte de la foire les gens repartent avec ces films. On part avec ça comme avec un virus.


— C’est déjà ce que tu avais fait pour The Boy From Mars chez Petzel à New York en 2005, le disque avait une durée de vie plus courte encore me semble t-il… Je trouve cette idée de générosité très dérangeante, à la fois elle comble les attentes hypothétiques des curieux (il paraît qu’après la visite d’une exposition les curieux aiment repartir avec un souvenir, d’où le succès des boutiques de musée et leur implantation désormais au cœur même des expositions) et en même temps ça tient à la fois de l’aumône, du dédommagement presque… Comme pour s’excuser du fait que les œuvres d’art sont désormais dans des sphères marchandes qu’on a peine à qualifier…


Ca coute quelques dizaines de milliers d’euros à produire, ce qui est le prix moyen de production d’une installation et pour moi ce DVD fait véritablement partie de l’exposition. Il y a aussi sur ce DVD deux bandes-son. Les bandes-son du musée sont sur 13 canaux, ce qui est impossible à reproduire en vidéo. Je reviens de New York où j’ai travaillé avec Arto Lindsay pour la création de deux musiques de film. La première est très « noise », la seconde beaucoup plus mélodique. J’ai voulu travailler avec les mêmes techniciens qu’à l’habitude, notamment Taurus qui avait déjà fait la lumière de Zidane. Nous avons tourné avec une caméra digitale un peu spéciale qui est vraiment au stade du prototype, la première caméra digitale qui fait de l’anamorphique, il y a vraiment une image très particulière, une image 4/4 qu’on ne voit normalement pas au cinéma. Je voulais faire monter l’expérience phénoménologique de l’image dans le musée le plus haut possible.


— Qu’est ce qui t’a conduit à re-profiler la proposition d’une exposition après celle de Jeff Koons à une exposition en même temps que celle de Jeff Koons, dans des lieux un peu moins centraux ?


J’avais bien aimé l’exposition de Felix Gonzalez-Torres à cet endroit précis, et je trouve plutôt bien que ces deux films s’insèrent dans un contexte qui est déjà là. Par ailleurs je n’ai plus vraiment envie d’attendre deux ou trois ans avant de faire une exposition.


— Oui, c’est assez accablant cet état de fait. Les commissaires aussi doivent penser les expositions deux ou trois ans à l’avance ce qui est un non sens absolu. Quels seront les débats esthétiques dans trois ans ? Quel sera l’état de la société ? Quel sera ton désir dans trois ans ? Les expositions prévues trop longtemps à l’avance courent le risque d’être démodées avant même d’avoir lieu. Qu’en est-il de la proposition qui t’a été faire par Jean de Loisy pour le Palais de Tokyo ?


J’en ai un peu marre des expositions avec une idée, dans un espace un peu monomaniaque. Une idée ça ne fait pas un roman, pas un film, … Pourquoi ça ferait une exposition, hein ? Là, l’occasion m’est donnée d’une monographie très hétérogène, et bien que je n’aie pas encore eu le loisir d’y réfléchir attentivement, j’envisage avec beaucoup de joie de montrer simultanément les onze arbres de Noël, tous les films et peut-être toutes les collaborations… Peut-être que ces collaborations ne doivent pas être mises en scène par moi mais par Rirkrit Tiravanija, etc. Il s’agit de trouver une polyphonie dans la monographie… L’exposition elle-même pourrait être un show quotidien à une certaine heure. Faire de l’hétérogène pour échapper à la fatalité Budget/Espace/Temps. L’exposition chez Beyeler est encore indexée là-dessus, tandis que celle du Palais de Tokyo sera fondée sur cette hétérogénéité.


— N’est-ce pas tout bonnement le format de l’exposition qui te semble un peu contraignant ?


Oui d’ailleurs j’ai très envie de mettre tout ça un peu de côté pour faire un long métrage. Trois projets sont en cours d’écriture…  Mais pour mieux revenir ensuite à l’exposition ! Certaines formes sont encore très excitantes à convoquer, même dans les galeries où il y a beaucoup à réinventer. Je pense par exemple à une exposition tardive, dans les années cinquante, de Cage et Cunningham, dans une galerie, qui était au départ une rétrospective de dessins de John Cage, et chaque jour on enlevait un dessin pour le remplacer par un autre, de Merce Cunningham. De telle manière qu’à la fin l’exposition s’était transformée en rétrospective Cunningham.

Quand j’ai terminé CHZ, je l’ai montré dans des salles de cinéma, pour des groupes de gens, parfois pas plus de dix personnes, et je trouvais cela très intéressant d’être un peu comme un montreur d’ours, de partir avec ses bêtes, de trouver une salle pour les montrer à des gens. Aller de ville en ville, faire de la monstration un voyage. C’est très facile à faire : tu mets le son très fort, les gens voient un truc. Et puis tu pars, comme après un concert.

————

’ai été invité à exposer à la Fondation Beyeler il y a presque deux ans, au sortir de mon exposition à la Serpentine à Londres. Deux invitations m’ont d’ailleurs été faites juste après cette exposition : la première émanait de Sam Keller pour une exposition à la Fondation Beyeler et la seconde concernait une exposition au musée de Philadelphie en octobre, différente car ce n’est pas une exposition

philippe parreno

photographed

by rob kassabian.