Matias Faldbakken — interview par Fabian Stech,

Frog 14, Fall•Winter 2014/2015.

d’artistes norvégiens, qui, après un détour par une École des Beaux-Arts en Allemagne travaillent en Norvège et font une carrière internationale. En 2005 Matias Faldbakken a représenté la Norvège à la Biennale de Venise. Pourtant sa carrière d’artiste décolle uniquement après son succès en tant qu’écrivain. Sa trilogie Misanthropie scandinave publiée à partir de 2001 sous le pseudonyme Abo Rasul est un mélange de critique de la culture et de roman hardcore. Après s’être assuré l’attention des lecteurs, des médias et du monde du théâtre, surtout en Allemagne, son travail plastique trouve un écho dans le monde de l’art. Matias Faldbakken considère l’exposition comme son médium de prédilection et construit un art-objet entre destruction, provocation et des interventions minimales qui créent un impact maximum. Issu d’une famille d’artistes avec un père écrivain, un frère cinéaste et une mère artiste, il évoque dans cet entretien, ses propres règles en tant qu’artiste, les contraintes de l’art, et la manière dont on peut les contourner.


— Lorsque j’ai visité ton exposition pour la seconde fois avec quelques étudiants, qui sont plutôt dans le business viticole que dans le commerce de l’art, l’un d’entre eux m’a demandé si l’espace muséal est considéré comme une aire de jeux par les artistes. Un endroit où les artistes peuvent faire ce qu’ils veulent.  Est-ce le cas à tes yeux ? (Il était inconcevable pour lui que ton œuvre Locker Sculpture démolisse le mur du bâtiment).


Le terme aire de jeux a une résonnance très ludique ce qui n’est pas, le cas, d’après mon expérience. Mais en principe, le white cube peut servir d’espace pour tester des idées, oui. En même temps, l’espace est chargé de règles non écrites et d’une histoire, auxquelles la plupart des artistes qui exposent prêtent attention. Peu importe ce que tu fais, il se produit, d’une façon ou d’une autre, du sens (un peu ou beaucoup), ça ôte un peu du côté ludique. Il y a aussi des restrictions bien sûr, lorsqu’il s’agit de budgets, etc. Au moment où ma Locker Sculpture à Dijon a esquinté le mur entier, c’était plus une question d’argent qui a traversé nos esprits, qu’une question de sens.


— Existe-t-il des règles pour cet espace et est-il important qu’il y en ait ?


En tant qu’artiste, qui expose dans une institution renommée, tu t’adonnes à une discipline qui a sa propre histoire, ses règles et ses restrictions – les règles sont difficiles à éviter même quand ta tradition est entièrement vouée à les bidouiller. D’un point de vue pratique, les gens avec qui je travaille me restreignent rarement quand je suis invité. D’habitude, on essaye d’accomplir chaque idée ou chaque souhait que j’émets. Bien sûr, cela varie entre les institutions ; on peut toujours sentir une impulsion thématique ou théorique des institutions à but non lucratif (les musées, les centres d’art), tandis que, dans le contexte des galeries, on comprend de manière subliminale qu’il faut produire quelque chose qui puisse se vendre. Mais en tant qu’artiste, on peut s’appuyer sur ces frontières et les étendre. Les gens sont tolérants dans une situation de travail. Ils peuvent hausser les sourcils derrière ton dos dès que tu pars, mais je n’ai jamais connu quelqu’un disant « nous ne pouvons pas faire ça. »


— As-tu tes propres règles ? Quand j’ai discuté l’année dernière avec Laura Owens, elle affirmait qu’elle ne pensait jamais à ce que le spectateur pouvait penser de son art. Pour elle c’était  un « real killer » (Je pense que c’est une sorte de règle).


La partie la plus restrictive de mon travail sont mes propres règles, le contexte que je me suis donné. Je me fixe beaucoup de limites.  Je suis un grand auto-censeur. Je réfléchis à la réception de mon travail. C’est difficile de ne pas y penser si on sait que le travail sera vu par d’autres. Je ne m’en occupe pas nécessairement, mais j’y pense. Toutes les circonstances autour d’une œuvre sont, en un sens, une partie de l’œuvre, y compris le public. J’ai l’impression que j’ai beaucoup de liberté dans le lieu où je suis actuellement, mais je délimite mon espace en permanence. Beaucoup de temps s’écoule avant que j’intègre de nouveaux éléments dans ma pratique. Je ne remplis pas les centres d’art de rennes et de pastèques, seulement parce que je le peux.


— Si tu dis que le spectateur est une partie de ton travail, jusqu’où ça va ? Penses-tu le public comme une présence physique de l’exposition ? Qu’en pense le public ? Comment réagit-il ? Existe-t-il pour toi une sorte de public idéal ?


Je pense que la totalité du pack institutionnel accompagne la création artistique et l’idée du public fait partie de ce pack. Je n’élabore presque jamais d’œuvres qui ne sont pas censées être montrées quelque part, ainsi la conscience du spectateur est probablement présente très tôt dans le processus de création d’une exposition. Mais le « spectateur » est un concept vraiment très vague pour moi. Un public est nécessairement mélangé. J’ai quelques amis et collaborateurs dont l’opinion compte à un certain degré, et leur présence in absentia peut m’influencer lorsque je développe une idée. Dans un plus large périmètre, mon idée du public est très abstraite. L’idée du public comme présence physique dans l’exposition n’est pas vraiment importante pour moi. La présence physique de l’œuvre devant une autre personne est plus importante.


—  J’ai utilisé le mot « jeu » mais peut-être est-ce plutôt un combat où l’on cherche à influencer le mouvement de l’adversaire, tel un jeu d’échec peut-être ?


Quand Magnus Carlsen[2] a battu Viswanathan Anand au championnat du monde des échecs en novembre 2013, je suivais le jeu à la télévision et je réfléchissais aux similitudes : être assis comme lui, et passer une énorme quantité de temps à faire des petits mouvements insignifiants au possible, mais qui peuvent changer le jeu entier – en ce qui me concerne en tout cas. Je crois que les ressemblances entre Carlsen et moi s’arrêtent là. Et j’aime bien l’affirmation d’Ad Reinhardt selon laquelle chaque artiste est en guerre avec tout autre artiste.


— Est-ce important de construire ton propre vocabulaire et pourquoi prends-tu autant de temps à introduire de nouveaux éléments ?


Je travaille avec un panel d’intérêts, de sentiments, de gestes, de références, de matériaux, de formats, etc. qui sont reliés les uns aux autres. Tout devient de plus en plus complexe au fur et à mesure que je réalise plus d’œuvres et du fait que je veux aussi qu’elles fassent sens à titre individuel, les unes par rapport aux autres. Le temps que je mets pour choisir de faire un pas en avant (ou en arrière) tarde de plus en plus. 


— Le fait de détruire une partie de tes œuvres après une exposition est-il inhérent à des raisons d’ordre pratique ou monétaire (assurance, transport etc.) ou cela tient-il plus de tes propres règles en tant qu’artiste ?


Si je comprends ta question, il s’agit d’un mix. La possibilité de jeter des choses résulte de plusieurs raisons. Le va-et-vient conceptuel d’un objet artistique à un objet jetable, et inversement, est un « thème » important de ma production. Mais j’aime aussi que les choses soient pratiques et faciles. Si je peux produire un travail in situ pour éviter le transport ou si je peux jeter quelque chose pour éviter le stockage, alors je le ferai de temps en temps. Certaines œuvres, comme les Remainder series, doivent être détruites et reconstruites chaque fois. C’est toujours moi qui décide si quelque chose doit être jeté ou non. Après une exposition, des institutions m’ont déjà demandé de détruire des œuvres pour économiser le transport, mais ce n’est pas à elles de décider.


— Peux-tu décrire ton travail présenté dans l’espace public à Art Miami en décembre 2013 et peux-tu expliquer s’il existe une différence entre exposer dans un espace public et exposer dans un espace d’art conventionnel ?


J’ai trouvé le camion-citerne rescapé que Steven Spielberg utilisa pour son premier film Duel en 1971. Il appartient à un collectionneur de camion de la Caroline du Nord. On l’a remorqué à Miami et garé au Collins Park pour la semaine de la foire, dans le cadre d’Art Public. Une telle installation signifie que l’on expose plus ou moins au sein d’un espace d’art conventionnel. Tout ce qui appartient au côté « public » de cette œuvre,  est assez rhétorique car elle est pensée de toute évidence pour les professionnels de l’art qui se rendent à Miami pour visiter la foire et faire la fête. Au vernissage, le parc était même entouré de clôture et pour rentrer, il fallait un pass VIP. Je crée normalement des œuvres pour les espaces d’art conventionnels mais j’ai parfois réalisé des projets hors du white cube, comme ma Book Sculpture, exposée à la bibliothèque Deichmanske à Oslo en 2008 et réinstallée pour la documenta XIII de Cassel. Dans ce cas là, l’intérêt est de laisser les visiteurs qui sont en dehors du circuit de l’art, tomber sur cette œuvre. Mais des sculptures dans un parc durant une foire d’art contemporain ? Je ne sais pas…


— Dans l’exposition au Consortium à Dijon, tu as aussi utilisé la photographie du camion de Duel sur les sacs plastiques. Quelle est la signification ou la raison pour laquelle tu l’as aussi présentée à Miami ? Est-ce le titre, la situation psychologique de la persécution ou l’étrange relation que tu crées entre le film, le spectateur et l’œuvre d’art ?


Présentée comme une sculpture, le camion de Duel se rapporte à différentes œuvres produites ultérieurement, qui utilisent des réservoirs génériques servant à contenir, transporter et/ou à échanger – tels que des jerricans, des coffres de voitures, des sacs plastiques, des sacs en toile de jute, des carafes, des cartons, des bouteilles, etc. Le camion suit, si tu veux, cette sorte « d’esthétique du transportable ». J’étais intéressé aussi de comparer ou d’opposer le camion, comme pure présence sculpturale à sa nostalgie cinématographique, comme accessoire de film.  Je voulais mettre en scène une petite bataille entre sa valeur symbolique artistique potentielle et sa valeur symbolique cinématographique et voir si et comment cet objet (cinématographique) d’une terreur (virtuelle et fictive) devient une manifestation lourde, physique de la nostalgie, quand il est transporté au sein d’un parc de sculpture. Auparavant, j’ai déjà fait référence au cinéma dans mon travail et cette œuvre revient un peu sur ce mode de production, en incluant les thèmes associés. Dans mon dernier roman, Unfun[3], par exemple, j’ai abordé des idées autour du méchant du film d’horreur classique. Le camion de Duel en fait partie, dans la lignée de Freddy Kruger, de Michael Myers[4] ou de Jason du film Vendredi 13 ; sauf que le camion de Duel est un objet, non un personnage. L’objet-comme-méchant est ainsi un concept central de l’œuvre. Le film Duel, et son thème du bourreau silencieux, irrationnel et imbattable, peut aussi être lu comme l’esquisse de Jaws. Il en va de même pour la révolution des superproductions de Spielberg, qui sont extrêmement importantes pour la société du spectacle. Je suis également un grand fan de Richard Matheson[5] et de sa nouvelle Duel sur laquelle le film est basé. J’ai un attachement personnel profond au film. Le meilleur ami de mon père était chauffeur et on a regardé Duel sur le mur du salon avec un projecteur 16mm. On devait être autour de 1979 – 1980, avant la sortie des magnétoscopes, et c’était donc le premier film d’horreur que je voyais[6]. Quand j’ai trouvé le camion sur internet, je voulais vraiment le voir en chair et en os.


— Tu as aussi utilisé l’affiche française du film Le Sacrifice de Tarkovski ! Tu as affirmé toute autre affiche aurait fait l’affaire, mais c’est ce film au caractère de culte étrange que tu as choisi. Est-ce un pur hasard ?


Cette pièce appartient à une série de quatre affiches encadrées au verso. Le père d’un ami les avait achetées et me les avait offertes à son retour de Paris. Ce sont toutes des affiches de films d’art et d’essai en grand format, imprimées sur un papier fin comme du papier journal. C’est la qualité du papier et la transparence des motifs qui m’intéressaient plus que les films qu’elles représentaient, car ils réapparaissaient toujours par transparence même si j’essayais de les cacher en retournant le poster. Ça suintait toujours à travers les minces fibres du papier. C’est important d’ailleurs que ce soit des affiches de films et non disons, des affiches de concerts.


— Est-ce similaire aux amplis muets et factices de Marshall dans Away from sound ? Comment choisis-tu tes signes ?


J’avais entendu dire que Marshall vendait à l’industrie musicale des caissons d’amplificateurs vides, utilisés lors de concerts et de clips ; c’est donc ce thème précisément « la muette représentation visuelle du son » (bruyant, émancipateur) qui a dicté le choix de ce « signe » .


— Dans le geste provocateur, n’es-tu pas aussi en guerre contre le public ou le spectateur ?


Je suis enclin à penser qu’un des principaux buts de l’art est de causer des ennuis, qu’importe la manière, le public peut être ainsi « testé » comme je me « teste » lorsque je crée. Mais je ne pense pas que mon travail soit particulièrement provocateur. Que trouves-tu de si provocant ?


—  Je pense que c’est plus une extension des provocations que j’ai lues dans tes livres que je recherche à nouveau dans tes œuvres d’art. Pour l’instant je n’en n’ai lu qu’une partie mais par exemple cette espèce d’auto-opération du concombre au début de Macht und Rebel[7], me semble quand même constituer une provocation. Si je cherche une correspondance avec tes œuvres, je dirais qu’elle se trouve dans cette manière calme et impassible avec laquelle tu meules des traces avec une disqueuse dans de nouveaux réfrigérateurs et pots d’échappements. Pour moi, c’est une action provocatrice.


La « provocation » est un des thèmes de la trilogie que j’ai écrite, mais je ne suis pas sûr que les trois livres soient aussi provocateurs que cela. Mon approche de l’art et de l’exposition peut être un peu agressive, mais je ne la ressens pas comme provocante.


— Penses-tu que la société norvégienne si consensuelle a une influence sur ton art ou est-ce que ton travail a une caractéristique plus internationale ou européenne, ou plus ironiquement, est-ce que le côté oppressé de ton art est lié au temps et aux courtes périodes de luminosité en Norvège ?


Je ne suis pas sûr que la Norvège soit si consensuelle, malgré la réputation qu’elle a. J’ai vécu dans d’autres endroits où la pression consensuelle semble plus élevée, comme en Allemagne par exemple. Mais la Norvège est un endroit paisible. Un pays cossu et les tensions peuvent faire défaut à plusieurs niveaux. Je me sens parfois comme dans un équilibré anesthésié. « L’épuisement d’une vie facile » comme Gylve « Fenriz » Nagell[8] l’appelle. Je vis et réalise mes créations artistiques ici, donc forcément le temps, le climat, la lumière m’influencent. Mais nombre de mes thèmes, impulsions et inspirations se trouvent hors de la Norvège. Qu’entends-tu par « le côté oppressé » de mon art ?


— Ce qui est oppressant pour moi, ce sont les compressions dans ton travail, l’utilisation des ceintures, elles oppriment d’une autre manière que les compressions de César, mais aussi dans les signes préfabriqués que tu utilises, comme le camion de Duel, ou le retournement de l’affiche mélancolique du réalisateur le plus mélancolique que je connaisse, Tarkovski. Si je me mets à réfléchir, mêmes les signatures de la reine Elisabeth sur les cartons m’oppressent, comme les douilles d’Oslo Texas exposées en 2011 à la Powerstation de Dallas.


Je ne pense pas à l’« oppression » d’une manière si littérale, quand je resserre quelque chose par exemple. Mais nombre de mes techniques sont sûrement un peu brutales, un peu musclées, elles peuvent ressembler à du vandalisme, être destructrices, et souvent je fais une sorte de mélange, je laisse des traces ou j’efface. Je vois ces techniques comme une façon d’extraire des formes et du sens à travers les gestes qui ont bien des connotations destructives. Mais si tu prêtes attention au matériel que je « détruis », tu peux voir que tout est extrait d’une culture de la marchandisation – le réel oppresseur, si tu me le demandes.


— Peux-tu me parler de l’utilisation de la photographie dans ton travail ?


Je n’ai pas d’idée cohérente sur la photographie, si j’utilise des photographies ou des impressions photos, je le fais parce que c’est le plus facile. Mes impressions photos sont le plus souvent des photos scannées, je me sers ainsi plus du scanner que de l’appareil photo. Parfois j’utilise du papier journal, mais la source peut provenir de n’importe où : d’un photographe, d’internet, de mon téléphone. Si j’utilise les photos, je supprime souvent le thème d’une façon ou d’une autre. Je scanne une petite partie abstraite d’une image donnée ou je tourne l’image, etc. Je m’intéresse plus à l’image–objet, à proprement parler, qu’à la représentation photographique. Que ce soit un scan, un carton, un sac plastique ou un papier journal, je considère plus l’objet dans son intégralité, en incluant le cadre, comme une « image – objet »  dans l’espace, qu’à une simple représentation. Somme toute, je considère le white cube comme mon principal medium, au contraire de la peinture, la sculpture, la photographie, l’installation. Ils peuvent faire partie de l’exposition, mais l’exposition est le medium, pas les choses elles-mêmes.


— Tu as expliqué avoir commencé ta carrière par l’écriture. Penses-tu y retourner ?


Oui, bien sûr.


— Ton art m’intéresse aussi car je pense que de nombreux artistes auraient aimé écrire, mais ils ont débuté leur carrière dans la peinture parce qu’ils étaient incapables d’écrire.


Aucune idée, plus jeune je voulais déjà être artiste et j’ai fait des études à l’Ecole des Beaux-Arts. Dès lors, j’ai perdu la foi dans l’art plastique, j’ai pensé qu’écrire serait plus libérateur. C’était plutôt involontaire et cela s’est passé après ma formation aux Beaux-Arts.


— Penses-tu qu’il y ait une relation entre le souhait de devenir artiste et écrivain et la période d’apprentissage de l’écriture et du dessin dans ton enfance ?


Je n’en sais rien. Je me dessinais sans arrêt, alors « artiste » a été la première chose qui me soit venue à l’esprit quand j’ai dû faire un choix. Jusqu’à la vingtaine, je n’avais jamais écrit de mon propre gré.


— Qu’est-ce qui est le plus important pour toi et pourquoi ?


La création artistique ou l’écriture ? Généralement celle que je ne suis pas en train de faire dans l’instant.


— Cela ne devrait-il pas être l’inverse?


Probablement, mais c’est ainsi.


— Le white cube, comme dernier successeur des cabinets de curiosité, n’est-il pas l’image exacte de la globalisation, et aussi d’une certaine manière, un symbole de la culture de la consommation, et de la société du spectacle ?


L’art comme produit de consommation est une question bien curieuse et m’a toujours intéressé. Depuis que j’ai commencé à écrire, la « dialectique des soldes » est un peu un de mes sous- thèmes. Le statut du white cube capable de transformer l’idée de la valeur symbolique sans limite en argent est fascinant. On peut probablement affirmer que le white cube est une image cristallisée de la marchandisation. En même temps, c’est l’endroit où ont lieu quelques unes des plus absurdes transactions, c’est presque semblable à une satire de la culture de la marchandisation et de l’échange, une caricature. J’essaye souvent de taper dans des espaces où je sens que la comédie de la commercialisation est la plus drôle, la plus absurde, où elle ressemble le plus à un vol ; on peut rendre les choses intelligibles d’une manière artistique, presque poétique et absurde du moment que ces transactions sont suffisamment équivoques.


—Penses-tu que l’art puisse échapper à ce vrai oppresseur, la culture de la marchandisation comme tu l’as nommée ?


J’ai l’impression que l’art ne peut y échapper pas plus que les gens et que la marchandisation à grande échelle, dans son immensité, dans toutes ses formes matérielles et immatérielles semble aujourd’hui omniprésente. Le champ de l’art est bien sûr un petit domaine délimité par rapport à la marchandisation de la société du spectacle comme telle et, personnellement, je suis tiraillé entre ses potentiels. Parfois, le champ de l’art me semble être un des meilleurs domaines pour cette lutte symbolique, ce combat d’idées, pour tourner et retourner les choses et pour être autorisé à faire des choses qui n’auraient de sens nulle part ailleurs. À d’autres moments, chaque mouvement est misérable et part en fumée. Souvent cela dépend sur quelle partie du champ de l’art je me concentre.


— L’œuvre d’art comme produit de consommation appartient à la culture de la marchandisation, mais n’en est-elle pas davantage dépendante, plus que n’importe quelle autre marchandise ?


Oui, bien sûr elle en fait partie. Peux-tu expliquer pourquoi l’œuvre d’art serait davantage dépendante que les autres marchandises ?


—  Je pense que tu l’as déjà expliqué toi-même, lorsque tu as parlé du vol et de la façon dont tu essayes de mettre à nu la comédie de la consommation en te servant du white cube comme scène. L’art dépend à mon avis davantage de la culture de la marchandisation car elle n’a pas de réelle valeur utilitaire, mais uniquement une valeur d’échange. La seule valeur utilitaire qu’on peut apercevoir est peut-être le capital culturel dont parle Bourdieu. Il serait peut-être préférable de décrire l’art comme une forme de monnaie, une autre forme d’argent ou comme l’étalon d’or le Gold standard qui servait en partie jusqu’en 1971 à stabiliser les monnaies. C’est pourquoi l’art peut être aussi destructeur qu’il l’entend, il a toujours une sorte de neutralité en tant qu’art, comme l’argent ou l’or qui passe entre les mains des millionnaires.


Oui, et c’est intéressant d’observer de tels paradoxes. Mais il est aussi important de se rappeler que tout l’art de qualité n’est pas forcément commercialisé et de noter que l’art de qualité n’est pas si tendance auprès des collectionneurs ou du marché. Quelles idées ces artistes représentent-ils pour qu’elles soient moins populaires, sans être moins bonnes ? L’art, en tant qu’idée, peut posséder une valeur stable sans avoir une grande valeur d’échange. Pour moi, la production artistique est toujours double et la production d’un objet en est juste une partie. Je me réfère à l’art comme une manière de penser, une attitude, une idée, un certain esprit. Les collectionneurs peuvent accumuler autant d’objets qu’ils ou elles veulent, sans pour autant posséder ces idées ou prévoir la prochaine intervention de l’artiste (si l’artiste tire son épingle du jeu). Probablement je pourrais arguer que les prémices de ma production artistique sont aussi « immatériels » que mes écrits. Les objets que je fais ou les livres que j’écris sont des produits dérivés et peuvent être porteurs de ces prémices, mais il ne s’agit pas de prémices en tant que tels.


— Dans Test Drive, Avital Ronell [9] a décrit le test, comme étant l’un des outils épistémiques les plus importants mais sans qu’il soit interrogé lui-même. Le fait de te tester toi-même ainsi que ton public n’est-il pas déjà l’antidote à la situation dans le white cube ?


À quelle situation dans le white cube ?  La situation de l’art comme produit de consommation?


— Les deux, en référence au white cube et à l’art comme produit de consommation: le test est toujours jusqu’où je suis capable d’aller et tu le transposes à d’autres espaces en jetant des livres sur le sol d’une bibliothèque par exemple. Quand le transposeras-tu à une église ?


Je ne comprends toujours pas la question, je pense. Trouves-tu mes tests « excessifs » et de ce fait, ils seraient un antidote au white cube ? Je me suis intéressé aux variations entre les institutions, oui, et spécialement, entre l’institution littéraire et artistique. Afin de voir si les idées d’un champ dériveraient vers l’autre champ et voir dans quelle mesure j’aurais à traduire ou à reformuler ces idées pour provoquer cette variation. Mais tu as raison, j’ai repoussé les limites dans les deux champs (et l’intervention sculpturale directe dans les bibliothèques, comme tu l’as mentionné). Mais je n’ai pas l’impression qu’il existe une technique universelle de « tests », que je pourrais faire glisser d’un domaine à un autre pour pousser, solliciter ou tester quelque chose. Je mets toujours en place un dialogue avec l’institution, je pense. Et je n’ai aucun plan pour faire quelque chose dans une église…


—  J’apprécie ton terme « esthétique du transportable »,  de cette façon on peut t’associer aux artistes qui ont une approche complètement différente, comme Allan Sekula, mort récemment. Les sangles d’arrimage à cliquet que tu utilises régulièrement dans tes œuvres se référèrent – elles à cette « esthétique du transportable » ?


Oui, je les ai utilisées pour la première fois en 2009 quand j’ai du transporter ma sculpture Abstracted Car à l’intérieur d’un musée sur un cadre métallique. J’ai laissé la voiture sur le cadre et le cadre et les sangles ont fait partie de la sculpture.


— Était-ce une intuition ou une décision mûrement réfléchie ?


Je pense que mes idées évoluent souvent grâce au va-et-vient entre « l’intuition » et « la réflexion ». Mais j’ai pris la décision des sangles sur place dès que j’ai vu la voiture sur le cadre.


— Est-ce que les sangles à cliquet et le camion de Duel, les « objets considérés comme méchants », sont la révolution des choses contre les hommes ?


Si tu veux… ? J’essaie de ne pas être si littéral quand je travaille, je n’ai donc pas vraiment besoin de slogans ou de gros titres pour les œuvres singulières. Je n’ai pas à faire mes preuves au sujet des idées préconçues, mais je suis bien entendu intéressé par la démultiplication des concepts accrocheurs de Ragnarök[10], et j’aime celui-ci, l’objet considéré comme méchant, et les autres : Le transport comme cauchemar. Le vandalisme de la consommation. La négation spectaculaire. L’universel pénible. La liste de verbes de Richard Serra qui tourne au vinaigre. Abstraire de l’abstraction. L’inopérant mis au travail. Etc.


— Penses-tu que la pression du consensus en Allemagne pourrait être une raison pour laquelle ton art y est si apprécié ?


Je n’en suis pas sûr mais j’ai l’impression que mes écrits sont bien plus appréciés en Allemagne que mon art. Mes livres ont produit un grand écho dans les milieux du théâtre et ont été joués plusieurs fois. Peut-être quelque chose est à faire avec ce non-conformisme manifeste, joué dans les histoires. Peut-être que mon humour est

très allemand, toujours aux frontières du non – comique... ?


— Pourrais-tu nommer une ou deux œuvres-clés dans tes premiers pas en tant qu’artiste ?


Les 120 Journées de Sodome du Marquis de Sade, les dernières peintures de Ad Reinhardt en rapport avec ses écrits, les esquisses de Hans Holbein le Jeune pour les portraits des Tudor.


— Je pensais en fait à tes propres œuvres, mais les premières que tu cites sont tout à fait intéressantes. J’apprécie chez Ad Reinhardt ses Douze règles techniques [11].


Mes deux premiers livres étaient importants pour concevoir mon propre point de départ en tant qu’artiste.


— Aimes-tu écouter du Death Metal, tu as cité Fenriz ?


Black Metal est la marque norvégienne du Death Metal. Le groupe de Fenriz, Dark Throne, a réalisé quelques-uns des meilleurs morceaux de Black Metal. Depuis le début des années 90, je m’intéresse plus au Black Metal en tant que phénomène esthétique et culturel qu’en tant que genre musical. Mais j’écoute encore de temps en temps du Black Metal.

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1. Art as Art : The Selected Writings of Ad Reinhardt, p.76 notes non publiée, 1966 – 1967.

2. Le nouveau champion du monde d’échecs, Magnus Carlson, Norvégien, a battu Anand en 2013 dans sa ville natale de Chennai (anciennement Madras) 3 fois en 10 parties et 7 matchs nuls.

3. Abo Rasul (Matias Faldbakken), Unfun, Skandinavisk misantropi 3, Cappelen 2008, Version allemande, Unfun, traduit du norvégien de Max Stadler, Blumenbar, München 2009.

4. Protagoniste du film Halloween de John Carpenter tourné en 1978.

5. Richard Matheson, 1926-2013 (Duel 1971).

6. Matias Faldbakken est né en 1973.

7. Matias Faldbakken, Macht und Rebel. Skandinavisk misantropi II, Cappelen 2002. Skandinavische Misanthropie II.

8. Fenriz *1971 musicien rock qui s’appelle Gylve Fenris Nagell, il joue entre autre dans le groupe Darkthrone.

9. Avital Ronell, The Test Drive, University of Illinois Press, 2005.

10. Ragnarök désigne dans la mythologie nordique une forme de fin du monde, qui a inspiré Richard Wagner pour la troisième partie de la trilogie du Ring Le crépuscule des Dieux.

11. The Twelve Technical rules (or how to achive the twelve things to avoid) are : 1. No texture. Texture is naturalistic or mechanical and is a vulgar quality, especiallypigment texture or impasto. Palette knifing, canvas-stabbing, paint scumbling and other action techniques are unintelligent and to be avoided. No accidents or automatism. 2. No brushwork or calligraphy. Handwriting, hand-working and hand-jerking are personal and in poor taste. No signature or trademarking. “Brushwork should be invisible.” “One should never let the influence of evil demons gain control of the brush.” 3. No sketching or drawing. Everything, where to begin and where to end, should be worked out in the mind beforehand. “In painting the idea should exist in the mind before the brush is taken up.” No line or outline. “Madmen see outlines and therefore they draw them.” A fine is a figure, a “square is a face.” No shading or streaking. etc.

Ad Reinhardt. Excerpts from “Twelve Rules for a New Academv” (1953), in ArtNews 56. no. 3 (May 1957): 37-38. 56; reprinted in Barbara Rose, ed., Art-as-Art: The Selected Writings of Ad Reinhardt (New York: Viking, 1975). 203-7.





n des principaux buts de l’art est de causer des ennuis ! Le premier mot prononcé par l’artiste doit être dit contre les artistes[1].»
Ad Reinhardt.

Matias Faldbakken fait partie comme son ami Fredrik Værslev d’une jeune génération

Matias Faldbakken

photographed for Frog

by salome jouanneau.



Views from matias faldbakken exhibition at le consortium, dijon. Photos salome jouanneau.