Angela Bulloch — interview par Seungduk Kim,

Frog 3, 2006.

– post-Bible – d’établir des relations codifiées entre les êtres humains. Est-ce votre statut quasi secret de Canadienne qui vous a amenée à ce travail ?


L’Amérique « post-Bible » ? Ça m’étonnerait… La Rules Series est un assemblage de textes, trouvés ici ou là, qui exposent les termes négociés entre différents groupes ou différentes personnes. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre de quoi est faite l’identité culturelle, sociale et nationale, de comprendre ce qui compte pour diverses populations, et ce qui peut permettre de surmonter les incompréhensions. A la source des manifestations et émeutes récentes visant à protester contre la publication d’une certaine caricature, il y a une incompréhension fondamentale entre des cultures et des sociétés différentes.


— En général, et à propos de cette série, pensez-vous que des codes écrits officiels peuvent servir à réaliser des œuvres murales réussies, et à communiquer des idées intéressantes bien qu’inquiétantes ?


C’est plutôt à moi de vous poser cette question, mais quoi qu’il en soit les textes de la Rules Series, quand ils sont écrits en gros sur un mur, se transforment en exagérations de ce qu’ils étaient à l’origine. C’est-à-dire qu’ils revêtent une autorité plus forte, mais aussi plus absurde. Changer d’échelle accentue ce qu’a de particulier le fait même de coucher sur papier, avec des mots, des termes issus de considérations tacites.


— Il est très intéressant qu’on trouve dans votre travail, notamment dans la Rules Series, de nombreuses strates de l’histoire de l’art ; c’était aussi le cas d’artistes conceptuels comme Lawrence Weiner et Sol LeWitt, avec leur fameux Sentences on Conceptual (1969).


L’histoire de l’art est évidemment importante pour tout artiste. Comment ajouter à une histoire sans faire écho à ce qui a précédé ?


— Pour la Rules Series, l’aspect formel est-il aussi important que la teneur du texte ?


La forme et le contenu vont de pair dans la Rules Series, mais le contexte dans lequel ils sont placés forme lui aussi un élément important de l’œuvre. Je parle du déplacement d’un ensemble de règles d’un contexte vers un autre ; par exemple, le règlement s’appliquant à une danseuse dans un club de striptease (que j’ai trouvé à l’arrière d’une porte dans des W.-C.), placé dans un lieu très public où tout le monde peut le lire, met en lumière les conditions de travail assez déplaisantes d’un certain groupe de femmes.


— Passons du texte aux images, de préférence celles qui sont animées. Vous incluez souvent dans vos expositions des films que le public peut regarder – comme dans un avion ; on pourrait sans doute facilement faire la liste de vos réalisateurs préférés. Quelle est précisément la relation de ces films à votre travail ?


J’ai effectivement choisi de montrer certains films en DVD dans le contexte de mon exposition au Consortium de Dijon. Ce n’est pas quelque chose que je fais souvent, mais cette fois-là il y avait des références aux quatre films en question dans mes œuvres qui étaient présentées. Je trouvais que c’était une bonne idée de montrer certaines des inspirations « originales », même sous la forme de DVD. Ces quatre réalisateurs ne sont pas mes préférés, je les ai choisis parce qu’ils mettent l’accent sur certains aspects particuliers de la réalisation, ou parce que l’histoire que racontent ces films, associée au style de leur réalisation, m’a fourni l’inspiration pour créer mes propres œuvres. Mon intention n’était pas de proposer un petit spectacle d’agrément pour les visiteurs, mais plutôt d’exposer les différentes strates et références existant à l’intérieur des autres œuvres.


— Ces films ne sont donc pas simplement là comme des à-côtés divertissants, ils enrichissent le contexte de l’exposition. Et il y a aussi une dimension d’interactivité, notamment avec les bancs…


Les bancs placés en face des écrans qui diffusent les quatre films fonctionnent comme des interrupteurs. Quand on s’assoit sur un banc, la bande sonore correspondant au film se met en marche. On n’entend le son que si on pose ses fesses, si on décide d’entrer en relation. Le spectateur qui s’assoit est récompensé, il a droit à l’élément manquant du film. Et il est aussi intégré à l’œuvre. Le spectateur prend activement part à l’œuvre, ce qui n’est révélé qu’une fois qu’il a pris la décision de s’asseoir – une décision d’abord inconsciente, mais qui porte à conséquence.


— Allant de pair avec les bancs, vous avez créé des coussins géants en forme de beignets, ce qui donne au spectateur l’impression d’avoir été miniaturisé et placé dans un bol de céréales Cheerios. Si l’on songe à ce syndrome des années 90 qui veut que l’on se soucie avant tout du confort et du divertissement, dans le contexte plus large de ce qu’on appelle l’esthétique relationnelle… Où vous situez-vous par rapport à tout cela ? Et, en général, que pensez-vous de l’effort qui vise à mettre en place des scènes (Young British Art), des mouvements (esthétique relationnelle) ? Cela facilite-t-il le travail des artistes ? Est-ce quelque chose qui compte beaucoup pour vous ?


Je ne crois pas que mon exposition souffre de ce syndrome du confort et du divertissement. Je crois que, à ce sujet, on a souvent mal interprété mon travail. Ces coussins en forme de beignets fonctionnent comme les Happy Sacks 1994, fauteuils poire qui avaient été créés pour permettre de contempler une autre œuvre, 1994, composée de seize éclairages répartis sur tous les murs d’une salle. Je définissais avec une œuvre une position d’où regarder une autre œuvre, elle aussi inscrite dans une époque précise ; je proposais au spectateur d’observer une œuvre depuis une œuvre. Je m’intéressais à ce qui constitue une image par rapport à un objet, je souhaitais intégrer le spectateur à l’œuvre. Je voulais qu’il sente cette vibration étrange qui existe entre un objet et sa représentation. Nicolas Bourriaud a écrit son livre Esthétique relationnelle en se basant sur sa collaboration avec un certain nombre d’artistes au début des années 90. Aujourd’hui, d’autres auteurs intègrent la pensée de Bourriaud sans se soucier d’examiner avec plus d’attention les œuvres dont celui-ci parle. Ses propos s’appliquent à une poignée d’artistes sur lesquels il s’était penché, mais pas particulièrement à moi.


— Vous avez collaboré avec Liam Gillick sur un projet intitulé We Are Medi (eval) au Portikus à Francfort en 1995, et à nouveau, presque dix ans plus tard, sur un autre projet portant le même titre. Pourriez-vous nous en parler ? Quel sens donnez-vous au travail en collaboration, comme par exemple avec Sylvie Fleury ?


David Bussel, le conservateur de la Cubitt Gallery à Londres (le Cubitt comprend plusieurs studios d’artistes ainsi qu’un hall d’exposition), nous a récemment demandé de présenter une œuvre que nous avions réalisée ensemble en 1994. L’œuvre en question avait été créée pour une exposition intitulée World Cup Football Karaoke, que Georg Herold avait organisée au Portikus. Notre projet d’alors était destiné à répondre à l’invitation d’Herold. Nous l’avions appelé We Are Medi (eval). Nous avions creusé un trou à l’extérieur du Portikus, semé des graines d’herbes et de fleurs sauvages, et aussi réalisé une vidéo dans laquelle nous discutions du projet. Nous avons montré la vidéo ainsi qu’une petite publication qui présentait les résultats d’une expertise archéologique du trou. A Londres, nous avons exposé des éléments de ce projet, mais sans ledit trou… Je collabore avec un tas de gens différents, notamment des musiciens, des architectes, des programmeurs, des photographes, et aussi d’autres artistes, comme Sylvie Fleury.


— Au fait, pourriez-vous nous aider à définir une fois pour toute ce qu’est un « pixel » ? Tout le monde s’amuse avec, mais personne ne semble savoir précisément de quoi il s’agit…


Le terme « pixel » est un condensé de « picture element », et on l’utilise habituellement pour définir la résolution d’une image digitale. J’ai fabriqué quelque chose que j’appelle un module DMX, ou une boîte à pixels, qui contient des tubes de lumière fluorescente de 14 watts, rouge, verte et bleue, qui répondent à des commandes permettant de produire des couleurs très variées. Le module DMX est la représentation sculpturale, en forme de cube, d’un « pixel », d’un « élément d’image ».


— Vos œuvres empruntent souvent directement au cinéma, par exemple quand vous utilisez la séquence de l’explosion à la fin de Zabriskie Point d’Antonioni. Pourriez-vous nous en parler ?


Oui, à la fin de Zabriskie Point, Daria Halprin regarde la propriété dans le désert, qui au bout d’un moment explose. On ne sait pas si elle ne fait qu’imaginer cette scène, ou si la maison explose vraiment. Est-ce quelque chose qu’elle souhaiterait voir, ou quelque chose qui se produit pour de bon ? Pour mon œuvre Z-Point, David Grubbs a composé une bande sonore influencée par la musique du film d’Antonioni, en particulier par la guitare de Garcia. C’est une bande sonore qui « se souvient mal » de la musique de l’original. Le titre Z-Point fait référence au film Zabriskie Point mais aussi au vanishing point [point de fuite] ou V-Point qu’on utilise quand on dessine en perspective. La lettre Z étant la dernière de l’alphabet, je me suis demandé ce qui se passe quand on arrive au bout. Peut-être n’y a-t-il rien de mieux à faire que de recommencer du début ? Mon œuvre est mise en boucle, et la musique que David Grubbs a composée est structurée avec des micro – et des macro – retours.


— A propos de vos œuvres sur les pixels : Hans Dieter Huber a écrit un texte où il explique qu’elles peuvent être divisées en quatre sortes. Mais, au bout du compte, il est impossible pour le spectateur d’en comprendre le sujet, sinon peut-être grâce aux titres. Les sources d’inspiration de ces œuvres sont-elles si importantes, ou ne servent-elles que comme point de départ ?


Le texte de Hans Dieter Huber date de 2002, et ne concerne donc que les œuvres produites avant cette époque. Oui, les sources sont importantes, et même si le spectateur ne les discerne pas au premier abord, il peut les découvrir. Mon art est issu d’une certaine tradition culturelle. La question de l’origine d’une idée et celle de l’originalité d’une œuvre sont inhérentes à mon travail.


— Les dispositifs de lumière RGB associent le principe des ampoules électriques clignotantes de vos débuts avec le processus d’abstraction que vous utilisez dans les œuvres « pixel ». Pourriez-vous nous expliquer de quelle manière cette série fait référence aux tableaux de Bridget Riley ?


La référence ne vise pas la peinture de Bridget Riley en général, seulement une toile en particulier : White Disks 1 (1964). C’est un tableau carré avec un fond blanc sur lequel se détachent plusieurs cercles noirs disposés sans aucun ordre apparent. J’ai utilisé l’agencement et les trois différentes tailles de cercles (en changeant d’échelle) de ce tableau pour positionner des sphères sur un mur carré. Ce tableau a servi de base bidimensionnelle à mon installation tridimensionnelle, qui bougeait lentement à mesure que le temps passait.


— Vous vous êtes installée à Berlin il y a quelques années, évitant ainsi d’être amalgamée avec le mouvement du Young British Art, aujourd’hui vieillissant, et avec l’école de sculpture néo-formaliste. De quoi s’agissait-il vraiment ? De fuite, d’attirance pour l’Allemagne, de motifs personnels, d’une envie de marcher sur les traces de Lou Reed ?


Il y avait un élément de fuite, mais j’étais avant tout attirée par Berlin. J’ai fait de très belles nouvelles rencontres et je n’ai eu à sacrifier aucune de mes anciennes amitiés. Il est impossible d’arrêter de vieillir, il faut s’attacher à accumuler les souvenirs, en s’assurant que ce soit de bons souvenirs.


— Toujours à Berlin, vous avez exposé au Hamburger Bahnhof et y avez remporté un Prix du public. Qu’est-ce que cela vous fait ?


J’étais contente que les gens qui avaient acheté leur billet pensent que mon travail était le meilleur de cette manifestation.


— A cette occasion, vous avez présenté une œuvre nouvelle, qui a été perçue comme une grande avancée, prenant une nouvelle direction…


Il s’agit d’une installation architecturale complexe avec son et lumière, qui évolue au fil du temps. J’ai demandé à Florian Hecker de créer une bande-son électronique à sept canaux spécialement pour cette œuvre. Un double-CD disponible le 28 février 2006 à la librairie du Tate Britain et sur le site www.mego.at. C’est depuis cette même date que je présente The Disenchanted Forest x 1001 (2005) au Tate Britain.


— Au Japon, à Osaka, la firme Dior vous a engagée pour promouvoir leur nouveau magasin. Comment percevez-vous ces demandes du monde de la mode envers celui de l’art contemporain ?


J’essaie de ne pas penser en terme de « demandes » de différents univers, je préfère m’efforcer de réaliser le meilleur travail possible dans un contexte donné.


— Oui, mais le monde de la mode n’est pas neutre ! Et le contexte a une grande importance. Le champ de la mode est-il l’avenir du musée ?


Je ne crois pas que le « champ » de la mode soit un musée idéal. Si on prend un peu de recul, on s’aperçoit que la mode s’est de toute façon immiscée un peu partout. Regardez la transformation des musées au cours des dix dernières années. Il y a plus de place pour les librairies, les cafés, et de manière générale plus de services pour les gens à l’intérieur des musées. Les entrées sont plus grandes, il y a beaucoup plus de panneaux, d’information. On trouve plus d’espaces pour les enfants, plus d’activités éducatives, plus de visites guidées. Tous ces changements sont causés par la mode. La façon dont on soumet des idées au public est sujette à une renégociation constante. Une présentation qui paraît innovante aujourd’hui devra demain être remplacée, pour continuer à intéresser les gens créer des emplois. Vue sous cet angle, la mode est déjà présente au musée.


— Quand et comment avez-vous commencé à vous investir dans le monde de la musique, et quel lien existe-t-il entre votre musique et vos autres œuvres ? Parlez-nous de votre dernier concert à Berlin. Dans quelles circonstances a-t-il été organisé ?


J’ai toujours aimé la musique. Je prenais des leçons de piano quand j’avais cinq ans, mais j’ai arrêté à six ans, le jour où mon professeur a enlevé l’autocollant qui me permettait d’identifier au toucher le do du milieu. J’étais perdue ; je me suis levée, dégoûtée, et je suis rentrée toute seule chez moi. Beaucoup plus tard, à vingt-et-un ans, on m’a donné ma première leçon de guitare basse. J’ai essayé de former un groupe, sans succès. J’ai aidé un ami à organiser une soirée spéciale dans une boîte à Soho, avec des groupes et des DJ qui jouaient de l’acid house. En ce temps-là je passais beaucoup de temps dans les boîtes. Notre soirée spéciale s’est tenue chaque semaine durant tout l’été 1989, jusqu’à ce qu’on nous vire de la boîte parce que j’avais vu quelque chose que je n’étais pas censée voir. Il nous a fallu moins d’une semaine pour trouver une autre boîte qui accepte d’accueillir notre soirée, mais ils l’ont doublée d’une soirée pour les 18-30 ans et tout ça a disparu sous une vague de vomi et de honte. Puis j’ai eu une révélation, lors d’un concert auquel j’ai assisté à Tokyo en 1994. Je suis rentrée à Londres déterminée à retrouver cette sensation. Je me suis remise à la guitare basse au printemps 1997, quand Susan Stenger m’a invitée à rejoindre son groupe concept Big Bottom, en compagnie de J. Mitch Flacko, Cerith Wyn Evans et Tom Gidley. Lors de notre premier concert, nous avons partagé l’affiche avec Merzbow au club The Garage à Londres. Big Bottom est ensuite parti deux ans en tournée avec Michael Clark, dans le cadre de son œuvre chorégraphiée Currentsee. Quant au concert que nous avons donné le 31 décembre au Volksbühne à Berlin, en première partie de Throbbing Gristle, on le doit à une étrange combinaison de liens d’amitié, de concours de circonstances et d’une bonne dose de patience au moment où il a semblé que tout cela ne se ferait pas.

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orsqu’on commence une interview, on choisit en général de respecter une chronologie, qu’elle parte des débuts (années de formation, premières œuvres, etc.) pour aboutir au présent, ou qu’elle suive le cheminement inverse.Mais ici, je préférerais d’abord tenter quelque chose d’autre, en songeant à la Rules Series que j’ai comprise comme une étude sur une façon typiquement nord-américaine

Angela Bulloch,

photographed by Jonathan de villiers

for Frog 3, 2006.